• La danse a eu aussi, à l’origine, une fonction socialement normative; individualisés masculin/ féminin, grâce à certains schémas kinésiques, les rôles

chorégraphiques ont traditionnellement transmis, dans bien des cultures, un pattern de comportement codifié. Au deuxième siècle ap. J.-C., Lucien de Samosate signalait cette spécialisation socio-esthétique, en décrivant la danse grecque mixte appelée hormos («la chaîne»): les jeunes hommes et les jeunes femmes dansent hormos ensemble, s’entrelaçant les uns après les autres, comme s’ils formaient une véritable chaîne. Le meneur est un éphèbe qui fait des sauts, comme il en fera plus tard lors de la guerre ; une fille le suit, qui, plus calme, enseigne aux autres filles comment danser. De cette manière, la chaîne devient un mélange de timidité et de vaillance (Lucien, 1905, p. 243). La danse est donc une propédeutique: elle transmet des rôles sychosociaux, marqués par des esthèmes chorégraphiques, voire des attributions dans le cadre du groupe. (On appelle esthèmes les schémas kinésiques à fonction de marques socio-esthétiques, masculin/féminin, dont on vient de parler). La danse mixte dionysiaque en fait exception : par leurs gestes et postures, les protagonistes – Ménades et Satyres – se situent en dehors de la norme habituelle du comportement. L’état de transe détermine la sortie des Ménades du rôle féminin spécifique, qui, en dehors du cadre rituel dionysiaque, leur revient par tradition. D’après R. Girard (1972), la fonction de la violence rituelle est d’exorciser le potentiel de violence que toute collectivité détient, en lui offrant périodiquement une soupape, et en codifiant le mode de manifestation;  on en prévient ainsi les éclats spontanés. De même, mais sans se rapporter aux écrits de l’essayiste français, M.-H. Delavaud-Roux voit, dans la frénésie de l’ancienne danse dionysiaque, « une forme de désamorcer la violence» (op. cit., p. 201), en la mimant par la danse. Les sauts, les rotations rapides, les chutes, l’enlèvement seraient, par conséquent, dans les danses dionysiaques mixtes, des représentations iconiques de la violence. L’alternance des temps forts du mouvement violent et des temps réservés au mouvement lent, on la retrouve aussi dans les danses provenant d’autres régions, telle qu’une certaine danse d’Andalousie, appelée taranto. La danse derdeba, pratiquée au Maroc et en Algérie, considérée avoir une valeur thérapeutique, présente une quelconque parenté avec les anciennes danses dionysiaques ; elle se constitue comme une succession de moments frénétiques (rotations, mises en boule, agenouillements), suivis par la suspension du mouvement et finalement, par l’état de transe (Lièvre & Loude, 1987). Par l’aspect frénétique et extatique (la chute d’un/ou des danseurs « comme mort(s)», pendant la séance de traitement choréo-musical appliqué à un patient n’appartenant pas au groupe) les rites du Căluş (Eliade, 1989, § 305;  Kligman, 1981; Giurchescu & Bloaland, 1995), tels qu’ils étaient pratiqués autrefois dans les villages roumains, s’apparentent à d’autres rites thérapeutiques du monde ; par exemple, aux rites de guérison choréo-musicale pratiqués dans l’antiquité par les Corybantes grecs – officiants du culte de la déesse Cybèle (Lucien, 1905) – ou à la danse marocaine et algérienne, derdeba. La transformation de la violence en un accord des partenaires est en même temps le thème d’une danse grecque mixte appelée geranos.  Elle est inspirée par les parades nuptiales des grues cendrées ; les partenaires simulent tour à tour l’agressivité et la soumission, et finissent la danse en harmonie (Bourcier, op. cit. p. 38; Delavaud-Roux, op. cit., p. 201). La dichotomie violent/paisible (frénétique/calme) apparait, théorisée comme telle, dans les poétiques classiques  de l’Inde, sous la forme générique Tandava/Lasya (Vatsyayan, 1974, p. 8). Cette distinction apparaît dans Abhinaya Darpana, dans Sangitaratnakara, tout comme dans d’autres traités médiévaux.  L’opposition Tandava/ Lasya ne présente pourtant pas, au niveau de l’ensemble de poétiques choréo-dramatiques indiennes, un caractère permanent et univoque. Dans Natyasastra, par exemple, Tandava ne désigne pas obligatoirement une danse violente, ni une danse strictement masculine, mais une danse « faite en général pour adorer les dieux» ou, dans son aspect modéré (sukumara-prayoga), pour exprimer les sentiments érotiques (Vatsyayan, op. cit., p. 8) . Quelle qu’en soit l’expression particulière, l’opposition violent/paisible – et ses variantes – est un schéma universel qui accumule la variété des usages chorégraphiques ; on y emploie les termes schéma et usage dans le sens que leur confère Hjelmslev (1968-1971). Cette opposition-ci polarise deux catégories thymiques, et articule, de la sorte, le sémantisme en fonction de la perception du propre corps.Tout comme dans la danse grecque mixte, elle y contribue à la « transformation des micro-univers sémantiques en axiologies» (Greimas & Courtès, 1976, p. 396). Le passage du rituel vers la manifestation essentiellement esthétique entraîne donc, une fois de plus, la désémantisation des figures chorégraphiques.

 

The dance also has, through tradition, a socially normative function; individualized masculine/ feminine, due to some kinesic schemes, the choreographic roles are able to transmit an encoded pattern of behaviour. In the 2nd century A. D., this socio-aesthetic specialization is noticed by Lucian of Samosata, when describing the mixed dance called hormos (“the chain”). It is “performed by men and girls together, dancing alternately, so as to suggest the alternating beads of a necklace. A youth leads off the dance: his active steps are such as will hereafter be of use to him on the field of battle: a maiden follows, with the modest movements that befit her sex; manly vigour, maidenly reserve, these are the beads of the necklace” (Lucian, 1905, p. 243). Therefore, dancing is also a propaedeutics; it transmits certain attributions inside the group, along with the psycho-social roles marked through choreographic estèmes (i.e., kinesic schemes functioning as the socio-aesthetic marks, masculine/feminine, we have previously mentioned.) An exception is the Dionysiac mixed dance : through gestures and postures, the protagonists – Maenads and Satyrs – place themselves outside the norm of conduct. The trance state triggers the exit of the Maenads from the typical female role, that which, outside the Dionysiac ritualistic frame, belongs to them by tradition. R. Girard (1972) argued that the function of ritualistic violence is to exorcise the potential of violence which every community has by regularly providing an outlet, encoding its way of manifestation; thus, spontaneous outbursts are prevented. Similarly, however with no reference to the French essayist, Delavaud-Roux sees, in the frenzy of the old Dionysiac dance, “a form of defusing violence” (op. cit., p. 201) by miming it through dance. Leaps, fast turns, fallings, kidnapping would, therefore, be iconic representations of aggressiveness in Dionysiac mixed dances. An alternating blending of  forte times of the violent movement and respite times, reserved to appeased movement may also be found in dances from other areas, for example, in a dance from Andalusia, called taranto. The derdeba dance, practiced in Morocco and Algeria, regarded as having a therapeutic value, is somehow similar to ancient Dionysiac dances, and represents a succession of frenetic movements (spinning, squatting, kneeling), followed by suspension of movement and, eventually, trance  (Lièvre & Loude, 1987). By their frenetic and ecstatic aspect (the falling of one/ some of the dancers “like dead” during the choreo-musical treatment session applied to one of the patients outside the group), the Căluş rites (Eliade, 1989, § 305;  Kligman, 1981; Giurchescu & Bloaland, 1995), as they were once practiced in Romanian villages, are related to other therapeutic rites, such as the choreo-musical healing rites practiced in Antiquity by the Greek Corybants – priests of the cult of goddess Cybele (Lucian, 1905) – or the Moroccan and Algerian dance derdeba. Turning violence into an agreement between partners is, at the same time, the theme of a Greek mixed dance called geranos (the crane). It is inspired by the nuptial parades of cranes; in turn, the partners simulate aggressiveness and submission, ending the dance in harmony (Bourcier, op. cit., p. 38; Delavaud-Roux, op. cit., p. 201). The dichotomy violent/ peaceful (frenetic/ calm) occurs, theorized as such, in the classic dramatic poetics of India, under the generic form Tandava/ Lasya (Vatsyayan, 1974, p. 8). This distinction is stipulated in Abhinaya Darpana, in Sangitaratnakara, as well as in other medieval treatises. Nevertheless, the opposition Tandava/ Lasya does not represent, at the level of the ensemble of Indian choreo-dramatic poetics, a consistent and univocal feature. For example, in Natyasastra, Tandava does neither necessarily designate a violent dance, nor a strictly masculine one, but a dance generally performed to worship gods or, in its appeased version (sukumaraprayoga), to express erotic feelings (Vatsyayan, op. cit., p. 8). Whatever its particular expression, the opposition violent/ peaceful – and its versions – is a universal scheme which subsumes the variety of choreographic usages; here, we use the terms scheme and usage with the meaning given by Hjelmslev (1968-1971), who defines them one in relation to the other. This opposition polarizes two thymic categories, and thus articulates the semantism according to the perception of one’s body. At the same time, it contributes, like in the Greek mixed (and propaedeutic) dance, to the “transformation of the micro-universes into axiologies” (Greimas & Courtès, 1976, p. 396). Along with the transition from the ritualistic manifestation to the purely aesthetic one, we are witnessing, again, a desemantization of the choreographic figures.